CHAPITRE VI

 

             

            Brodard était à bout. Il avait une attaque de sciatique très douloureuse et, depuis la veille, était dans tous ses états. On lui avait appris la disparition de Madeleine et la nouvelle lui était tombée dessus, l’achevant.

            Il réfléchissait dans son bureau. La sonnette de l’interphone retentit, aigrelette. Il écrasa la touche en frappant du poing.

            — Je ne veux pas être emmerdé !

            L’inspecteur qui faisait office de secrétaire attendit la fin des jurons, avant de pouvoir glisser un mot. Le juge d’instruction nommé sur l’affaire Fignac faisait antichambre et demandait à être reçu. Catastrophe. Brodard avait maintenu la faction devant la villa de Kerpape, pour gagner du temps, espérant masquer la disparition de Madeleine au moins vingt-quatre heures, le temps d’organiser les recherches. Il craignait un nouveau meurtre. Au cours de la soirée précédente, une bagarre avait éclaté entre des vendeurs de journaux du Parti et les habitants d’un foyer d’immigrés. Madeleine ne pouvait se balader librement, avant que le calme ne soit rétabli. Elle était sous sa protection…

            Le juge entra et Brodard se fendit d’un sourire, l’invitant à s’asseoir. Le juge voulait se faire communiquer les rapports balistiques concernant l’arme qui avait tué Fignac. Brodard prit les dispositions nécessaires pour les lui faire remettre.

            — D’ici deux jours, commissaire, je me rendrai en Bretagne pour interroger l’épouse de la victime.

            Petit con, pensa Brodard, il ne manquait plus que ça : un fouineur du Syndicat de la magistrature ! Le juge salua Brodard, puis quitta la pièce.

            Le commissaire réfléchit quelques minutes puis, à contrecœur, se résigna à demander une entrevue au patron de la PJ.

            *

 

            — Koulak III de Koulak, Koulak III de Koulak, m’entendez-vous ?

            Guilon s’empara du micro et demanda la position de l’équipe chargée de filer Coulvin. On avait trouvé sa trace tout naturellement, lors de son retour tardif à son domicile, dans la nuit précédente. Mais en revanche, il n’y avait aucune nouvelle de Vrodine.

            — Koulak III, où êtes-vous ?

            — Eh bien, nous le suivons, il est entré dans un bar, près de l’Etoile…

            — Surtout, ne le lâchez pas !

            Guilon n’avait pas remarqué l’entrée de Vilandier dans les lieux. Installé face à la console, il réglait les fréquences des récepteurs. Aussi sursauta-t-il violemment quand Vilandier l’apostropha.

            — Guilon — il n’était plus question de « mon cher Éric » –, je peux vous voir, immédiatement ?

            Éric se retourna d’un bloc, lâchant son micro. Vilandier se tenait dans l’encadrement de la porte, et les tics nerveux qui agitaient les commissures de ses lèvres trahissaient sa colère. Guilon l’introduisit dans une pièce attenante, après avoir installé Marianne, la secrétaire, à la réception des messages des équipes Koulak.

            Vilandier chercha un siège des yeux mais, n’en trouvant pas, se résigna à épousseter un classeur avant d’y poser ses fesses, précautionneusement. Il prit une grande inspiration avant de déverser sa hargne.

            — Mon cher Éric — le ton était des plus sarcastiques –, à quoi jouez-vous ? Vous savez ce qui se passe ? Hein ? Vous réalisez ce que vous avez fait ?

            — Attendez, je ne vous suis…

            — Ils réclament Madeleine Fignac ! Il faut la leur rendre !

            — Mais c’est absurde ! Et d’abord, comment ont-ils su ?

            — Vous les prenez pour des imbéciles ?

            Vilandier avait tiré un énorme mouchoir à carreaux de la poche de sa veste et le passa lentement sur sa calvitie luisante de sueur. Il frappa du poing sur le couvercle du classeur, jura entre ses dents.

            — Oui, c’est cela, vous les prenez pour des dilettantes ! Ils devaient avoir quelqu’un sur place, à Kerpape, quelqu’un qui a assisté à la capture ! Enfin, je suppose. Je ne vous félicite pas !

            *

 

            Le chargé de mission du ministère de l’Intérieur n’était pas à la fête. Le directeur de cabinet l’avait convoqué le matin même et, à mots couverts, l’avait mis au courant de la situation.

            — Mon cher, avait-il susurré, je n’ignore pas que ce genre de mission ne figurait pas au programme de l’ENA. Mais c’est la réalité. Vous allez rencontrer leur mandataire, et vous négocierez… Enfin, vous noterez avec soin leurs exigences, et vous rendrez compte.

            Il attendait dans le bar de l’avenue des Champs-Élysées, assis à une table reculée, et tremblait de trouille pour sa carrière à venir. Il n’avait qu’à demi saisi de quoi il était question et comprenait peu à peu qu’il s’était laissé piéger. Les volontaires pour la « négociation » ne devaient pas être légion…

            Il trempa ses lèvres dans le verre de bière anglaise, mousseuse, qu’il avait commandé, lorsqu’il vit, près de la table, l’homme dont on lui avait montré une photo le matin même.

            Après un mot de salut, Coulvin s’assit sur la banquette de cuir et posa ses coudes sur la table. Il expliqua en quelques mots que le Parti souhaitait récupérer au plus vite Madeleine Fignac, actuellement détenue par le Service. Puis il proféra ses menaces : soit le Service livrait sa prisonnière, soit le Parti ouvrait quelques dossiers des plus croustillants auprès desquels les pages choisies du Canard enchaîné ne seraient que de la roupie de sansonnet.

            — Heu, balbutia le chargé de mission, est-il possible de trouver un terrain d’entente ?

            Le visage de Coulvin demeura impassible. Il apposa les paumes de ses mains sur le plateau de la table et réitéra ses menaces, froidement.

            — Il n’y a aucun terrain « d’entente » possible. J’ai dit nos conditions. Faites-en part à vos supérieurs, et dites-leur de réfléchir, mais vite. Très vite.

            Le chargé de mission déglutit et approuva. Il attendait de nouvelles explications, mais Coulvin s’était déjà levé, et quitta le bar, d’un pas traînant, en allumant une Boyard maïs. Il disparut derrière la porte de verre fumé, masquée de tentures pourpres.

            *

 

            Guilon était abasourdi. Vilandier ne se calmait pas. Il gesticulait en arpentant la pièce, lançant ses bras en d’amples moulinets saccadés.

            — Vous comprenez, à l’Intérieur, ils sont furieux !

            — Mais nous ne dépendons pas de l’Intérieur, que je sache !

            — La belle affaire ! Nous sommes à quelques mois des élections et ce n’est pas le moment de commettre des bévues. Vous et moi, nous risquons de sauter…

            — Mais enfin, protesta Guilon, si le Parti veut à tout prix récupérer la femme de Fignac, c’est bien la preuve que nous ne nous sommes pas trompés ! Ce n’est pas le moment de lâcher prise… Nous sommes en train de la conditionner, et d’ici environ quarante-huit heures, elle nous racontera tout ce qu’elle sait, sans violence, et sans problème. Après, nous pourrons la leur rendre. Il faut gagner du temps !

            — Admettons. Si elle ne sait pas grand-chose ?

            — Mais, s’ils veulent mettre la main dessus, c’est bien la preuve que c’est important pour eux, non ? Sinon, ils ne se mouilleraient pas à ce point, vous ne croyez pas ?

            — Oui. Mais vous m’agacez ! Je tends à croire que depuis votre entrée dans le Service, vous n’avez rien appris. Suivons votre « théorie » : elle est au courant d’un secret important du Parti. Bien. Que croyez-vous qu’ils fassent, en ce moment même, de leur côté ? Vous ne savez pas ? Je vais vous le dire ! Ils brouillent les pistes. Ils prennent leurs dispositions. Quand nous serons en mesure d’exploiter les renseignements que, selon vous, Madeleine Fignac est à même de nous fournir, nous tomberons sur le bec, puisqu’ils sauront que nous savons ! C’est pourtant le b.a.-ba…

            — Nous pourrions au moins l’échanger contre Dartier ?

            Vilandier leva les yeux au ciel. Guilon argumenta longuement, ne pouvant se résigner à abandonner son ami aux pattes malfaisantes de Vrodine. Vilandier, après une longue plaidoirie d’Éric, céda. Il devait rencontrer le directeur de cabinet de l’Intérieur, il proposerait un échange.

            *

 

            Brodard s’était levé d’un bond. Il pointait un index accusateur sur Vilandier, qui se tassait dans son fauteuil. Vilandier implora des yeux le directeur de cabinet, qui écoutait Brodard.

            — Vous vous rendez compte dans quel merdier vous nous mettez ? demandait celui-ci. Hein ? Ça suffit, vos combines de barbouzes ! Vous manœuvrez dans le noir, vous montez vos coups scabreux, vous vous foutez de notre gueule, voilà la vérité !

            Le directeur de cabinet calma Brodard. Il fit un bref résumé des menaces de Coulvin. Vilandier se racla la gorge et demanda un délai de quarante-huit heures pour organiser un échange. Madeleine contre Dartier.

            — On s’en fout, de vos agents, explosa Brodard. Écoutez, demain, le juge d’instruction veut rencontrer Madeleine Fignac ; s’il apprend que nous lui avons dissimulé sa disparition, il fait un scandale !

            — On peut le dessaisir du dossier… murmura Vilandier.

            — C’est ça, allons-y ! reprit Brodard, soudain hilare. On assassine un militant du Parti, un témoin capital disparaît, et on vire le juge…

            Le directeur de cabinet usa de son autorité pour calmer les esprits. Il expliqua qu’il fallait lever immédiatement la surveillance désormais factice auprès de la villa de Madeleine, et annoncer qu’elle avait disparu après le départ des hommes de la Brigade criminelle. Vilandier, de nouveau, plaida en faveur d’un échange.

            — Écoutez-moi bien, dit posément le directeur de cabinet, je ne veux pas entendre parler de ce, comment ? Dartier ? Bien, Dartier… Dieu seul sait dans quelle mélasse il a mis les pieds ! Les législatives ont lieu dans moins de six mois, et nous traînons suffisamment de casseroles pour en plus nous orner d’un chaudron. Officiellement, Dartier n’existe pas. Nous livrons Madeleine Fignac, ils règlent leur « différend » ensemble, et nous nous en lavons les mains ; point final.

            *

 

            Sacha Vrodine attendait impatiemment le résultat des négociations menées par Coulvin. Son entretien avec Dartier l’avait mis sur ses gardes. Le Service ne comportait donc pas uniquement des imbéciles paranoïaques ? Dartier, seul, en était arrivé au point nodal de l’histoire : la prise de la kommandantur de Lorient, à l’été 1944.

            Il faudrait supprimer Madeleine. Lors de son enquête, en 1972, Vrodine n’avait pu détailler le passé des trois ou quatre cent mille adhérents officiels du Parti. Et pourtant, tout venait d’une pauvre militante, presque de base.

            Quant à Dartier, qu’en faire ? Il ne représentait plus qu’une « valeur marchande » presque nulle, en regard de celle de Madeleine… Il ne pouvait servir à rien. Il était hors de question de le relâcher.

            Vrodine se leva du lit de camp sur lequel il sommeillait. Il était agacé par l’inconfort de la planque que lui avait dénichée Coulvin. Mais il n’y avait pas d’autre solution. Un coin de campagne reculé présentait les garanties de discrétion voulues. Dartier devait se morfondre dans la cave. Bah, quelle importance !

            Le sbire qui veillait sur Vrodine était dans la pièce voisine, occupé à faire cuire une boîte de cassoulet sur un camping-gaz. Les odeurs de graillon écœuraient Sacha. Il sortit sur le perron de la maison.

            Chaussé de bottes de caoutchouc, il fit quelques pas dans le jardin. Une haie de peupliers isolait la villa de la route départementale. Le soleil se couchait, Vrodine se dirigea vers la petite rivière qui bordait la propriété. Sur le sol, des feuilles mortes moisissaient. Les roux et les ocres du feuillage alentour faiblissaient dans le crépuscule. Vrodine avait le mal du pays.

            *

 

            Madeleine s’était habillée. L’infirmière lui avait posé ses vêtements sur le couvre-lit et s’était éclipsée. Sur la table de chevet, elle avait déposé un plateau-repas comportant un steak-salade, un morceau de thon ainsi qu’une pomme.

            Madeleine mangea, puis attendit la suite des événements. La porte de la chambre était fermée et, par la fenêtre grillagée, elle put apercevoir un enchevêtrement de toits, à perte de vue.

            Elle s’était interrogée longtemps avant de comprendre qui la séquestrait ainsi. Ce n’était pas le Parti. Ils se seraient conduits tout autrement. Avec peine, elle saisit confusément ce qui lui arrivait ; « on » avait deviné quel enjeu elle représentait, et elle était tombée dans un piège… La lettre, le télégramme, tout cela n’avait qu’un seul objectif, la faire fuir, dans le seul but d’obtenir une confirmation : elle savait quelque chose, mais personne ne savait quoi ?

            Elle déposa le plateau-repas, couvert des épluchures de pomme et des restes gras du steak, par terre, au pied du lit. On lui avait ôté sa montre. Il faisait jour, mais le soleil déclinait peu à peu. Il devait être 18 ou 19 heures ?

            Un homme entra, grand, les tempes grisonnantes, et parla d’une voix chaude. Il avait une cinquantaine d’années.

            — Connaissez-vous Sacha Vrodine ? demanda-t-il en s’asseyant sur le bord du lit.

            — Comment dites-vous ? Vrodine ? Non…

            — Oui… Évidemment ! De toute façon, je n’ai plus le temps de vérifier si vous mentez ou pas !

            — Mais qui êtes-vous ?

            Guilon haussa les épaules. Il ressassait sa colère, la ruminant, la flattant… Vilandier avait donné un ordre. Il lui fallait obéir. Dartier ? Oublié ! Sacrifié ! À inscrire au tableau d’honneur, dans quelques années, quand les remous se seraient aplanis. Guilon était écœuré.

            — Madame Fignac, je vous hais ! dit-il posément. Vous et les vôtres. Voilà vingt-cinq ans que je vous combats, de toutes mes forces. Peut-être, au bout du compte, gagnerez-vous…

            Il s’était adossé à la fenêtre et jouait machinalement avec une cigarette qu’il ne semblait pas se résigner à allumer.

            — Je ne sais pas pourquoi vous êtes ici. Bientôt vous serez libre. Mais je ne vous envie pas. Je vais vous remettre à Vrodine, je sais, vous ne le connaissez pas ! Lui, il vous connaît. Je n’ai pas eu le temps de vous faire parler, mais lui, il va le prendre, ce temps. Il vous aura !

            Madeleine écoutait Guilon, éberluée. Une histoire de fou ? Non… Vrodine, avec un nom pareil, ne pouvait venir que de… Mais alors ? L’appel téléphonique de Coulvin ? Qui était ce type qui la détenait prisonnière ? Un barbouze quelconque ! Mais pourquoi s’intéressait-il à elle, puisque personne ne savait ?

            Madeleine s’assit sur le lit. Les événements tourbillonnaient dans sa tête, enchevêtrés, confus. La manifestation d’Origny, le meurtre de Jean, son départ à Kerpape, l’article de Lartigues, les photocopies qu’elle avait adressées à Delouvert… Et ce ton inquiétant, cette menace pressentie dans la voix de ce type : tout cela valait-il la peine de mourir ? Vrodine ! Il ne devait pas rigoler, celui-là !

            Elle avait seulement voulu écarter Castel de la direction du Parti, en menaçant de dévoiler son passé crapuleux ! C’était pour le bien du Parti, pour son bien ! Le Parti n’était pas digne d’être dirigé par un ex-collabo, elle n’en voulait pas plus ! Pourquoi Delouvert (et Coulvin ?) n’avaient-ils pas compris, pourquoi n’avaient-ils pas fait le nécessaire ? Pourquoi ?

            Gagnée par un frisson violent, Madeleine se mit à claquer des dents.

            — Vous avez réalisé ? ricana Guilon.

            Son visage se figea tout à coup. Il se précipita vers Madeleine et la saisit par les épaules. Il la regardait droit dans les yeux. Sa voix se brisa.

            — Écoutez-moi ! Vous vous êtes mise dans un engrenage qui vous dépasse… Vous allez sans doute y rester : vous savez quelque chose qui intéresse Vrodine. « Votre » Parti va vous tuer, croyez-moi ! Cela ne vaut pas la peine de mourir. Dites-moi de quoi il s’agit et je vous protégerai !

            Madeleine écarta les mains de Guilon. Elle se redressa.

            — Salaud ! hurla-t-elle.

            — Bien, dit froidement Guilon, je vois que vous êtes une imbécile, comme les autres… Venez !

            Il ouvrit la porte de la chambre et fit sortir Madeleine. La saisissant par le bras, il la guida dans un couloir sombre. Ils descendirent des escaliers jusqu’à un premier sous-sol, puis un deuxième. Un long souterrain courait en zigzag, faiblement éclairé par des veilleuses. Madeleine entendait un bruit d’écoulement d’eau. Les égouts ! Guilon la poussait devant lui. Il désigna une porte qu’il ouvrit d’une bourrade. Un escalier remontait vers la surface et débouchait dans un parking souterrain. Guilon installa Madeleine dans une Mercedes grise. Il prit le volant. La voiture émergea du tunnel près de l’esplanade des Invalides. Guilon ne desserrait pas les dents. Il pensait à Dartier, qui se trouvait entre les pattes de Vrodine. Il regarda le cadran de sa montre. Il était 21 heures. Le rendez-vous avec les hommes de Vrodine (ou de Coulvin ?) avait été fixé par Vilandier à 21 h 30 place de la République.

            — Où m’emmenez-vous ? demanda Madeleine.

            — Je vous l’ai dit, déjà. Vous allez retrouver vos « amis » et ils ne vous feront pas de cadeau !

            Madeleine enfonça la main dans la poche de son caban. Le Beretta y était toujours. Guilon avait noté son geste. Il sourit narquoisement.

            — Ne vous emballez pas, j’ai retiré le chargeur... Je ne tiens pas à ce que vous fassiez un carton sur vos petits camarades. Ils vous veulent vivante.

            — Mais pourquoi me remettez-vous à eux ?

            Guilon éclata d’un rire lugubre. Il s’était arrêté à un feu rouge, près de la place de l’Opéra.

            — Pourquoi ? Mais parce que le Parti l’exige ! Ils nous menacent ! Il suffirait pourtant de vous faire parler pour ridiculiser cet ultimatum, mais, en haut lieu, on a la trouille. On se dégonfle. On se met à plat ventre…

            Madeleine vit les doigts de Guilon blanchir en serrant à toute force le volant. Il n’avait pas redémarré. Le regard dans le vide, il semblait réfléchir. Il ferma les yeux, puis soudain se pencha pour ouvrir la portière droite.

            — Foutez le camp ! allez, foutez le camp, partez ! Vous avez une chance, assez mince, mais une chance de leur échapper… Je ne vous envie pas !

            Madeleine hésitait. Une foule assez dense déambulait sur les boulevards. Promeneurs, spectateurs des salles de cinéma. Elle ne pouvait détacher son regard de la portière ouverte. Elle se tourna vers Guilon, affolée.

            — Vous… Vous allez me tuer, n’est-ce pas ? Je vais sortir, et quelqu’un va me tirer dessus, hein, c’est ça ?

            Elle criait. Elle saisit Guilon par la cravate et le frappa au visage.

            Il dut la gifler violemment pour la calmer. Essuyant du revers de la main un filet de sang qui lui dégoulinait sur la lèvre supérieure, il soupira.

            — Vous êtes folle ! Foutez le camp, allez, vite, avant que je change d’avis !

            Prise de vertige, Madeleine bondit hors de la voiture. Elle se retourna pour dévisager Guilon. Il tendait la main et tenait un objet noir, métallique.

            — Prenez ça, dit-il, vous en aurez peut-être besoin…

            Madeleine se pencha pour saisir le chargeur du Beretta. Elle l’empocha puis disparut en fendant la foule au pas de course. Elle attendait le coup de feu qui la bloquerait dans sa fuite, mais rien ne vint.

            La voiture de Guilon avait disparu. Elle courut encore, remontant le boulevard, avant de zigzaguer dans les petites rues adjacentes. Elle entra dans un bar et commanda un scotch qu’elle avala d’un trait, au comptoir, puis un deuxième. La brûlure de l’alcool lui fouaillant l’estomac la ramena sur terre. Elle avait du mal à se concentrer, et un début de migraine lui venait.

            *

 

            Dartier dormait d’un sommeil agité de cauchemars. Il avait faim, et surtout soif. Depuis combien de temps était-il là ? Il se leva pour uriner, péniblement. Sa tête tournait. Il dérapa dans le noir sur ses excréments et s’étala de tout son long. Il avait froid. Il se rassit contre le mur et s’endormait de nouveau lorsque la porte s’ouvrit.

            Vrodine était seul. Il tenait une torche à la main, et un revolver dans l’autre. Dartier avait compris.

            — Vos amis vous laissent tomber, mon cher…

            Dartier était épuisé. La détonation retentit follement dans l’espace clos de la cave.

            *

 

            Coulvin attendait, seul, place de la République, près de la statue. Sur l’esplanade, des manèges forains drainaient les promeneurs, et l’on s’agglutinait autour d’une piste d’autos tamponneuses. Des cars de touristes, allemands et nordiques, encombraient la chaussée.

            Tout autour de la place, des membres de l’équipe spéciale de Coulvin flânaient nonchalamment sur les trottoirs ou attendaient assis à des terrasses de café. Rien ne semblait anormal. Le Service jouait le jeu et abandonnait Madeleine Fignac à son sort. Mais Madeleine n’arrivait pas. Coulvin s’inquiéta.

            Le rendez-vous était fixé à 21 h 30, et il était déjà 21 h 45. Que fallait-il penser ?

            Coulvin piétina plus d’une heure avant de lever le camp. Il était furieux. Il se rendit au siège du Parti pour rencontrer Delouvert, qui ne pouvait décemment se montrer dans les rues, trempant dans une histoire douteuse.

            — Ah, te voilà ! Alors, où est-elle ?

            Delouvert s’était levé de son fauteuil en réprimant une grimace. Coulvin n’ignorait pas ses ennuis cardiaques et pensa que le moment de craquer était mal choisi.

            — Alors ? Eh bien, on l’a dans le dos, ils l’ont gardée…

            — Impossible, le type du ministère nous a promis qu’ils allaient nous la rendre !

            — Peut-être, mais ils ne sont pas venus…

            — Ils essaient de la faire parler, sans doute…

            Ils examinèrent ensemble les solutions envisageables. Vrodine serait furieux. Il ne pouvait s’éterniser dans sa retraite, et il déverserait sa colère sur eux.

            — On va quand même pas mettre nos menaces à exécution ! s’exclama Coulvin.

            — Tu es fou ! Le régime est criblé de scandales, quelques-uns de plus et il tombe. Et ce n’est pas la ligne, que de le renverser !

            Coulvin suça un instant son mégot jaunâtre avant de le jeter. Il contempla ses doigts ternis par le tabac puis, fataliste, haussa les épaules avant d’allumer une autre Boyard.

            — Ouais, c’est pas la ligne… soupira-t-il. Mais alors, qu’est-ce qu’on va faire ?

            — On peut leur montrer quelques-uns des documents qu’on pourrait publier, histoire de les secouer un peu !

            — Quoi, par exemple ?

            — Oh, il n’y a qu’à choisir, je ne sais pas, moi, ce n’est pas bien compliqué. Bon, on va d’abord les joindre…

             

             

            Le téléphone grésilla chez le directeur de cabinet. Il étudiait un dossier complexe et fut irrité de ce dérangement. Coulvin fut bref, raconta son rendez-vous manqué.

            — Heu, peut-être ne devrions-nous pas parler de ce sujet au téléphone ?

            — Il est bien temps de s’inquiéter, monsieur, répliqua Coulvin à l’autre bout du fil, nous sommes patients, et nous vous accordons un nouveau délai de vingt-quatre heures. Après quoi…

            Le directeur de cabinet avait blêmi. Il reposa lentement le combiné sur son support et se passa la main sur le visage. Il quitta la vieille robe de chambre qu’il portait pour travailler à ses dossiers, sonna le domestique pour qu’on lui sorte sa voiture, puis s’habilla.

            *

 

            Vilandier était perplexe. Il patientait dans l’antichambre du cabinet et regardait la rue, au-dehors. Que lui voulait-on à cette heure ? La porte s’ouvrit.

            — Asseyez-vous, je vous prie…

            Le ton était glacial. Le directeur de cabinet se tenait derrière le bureau, raide, le visage tendu. Sa nervosité se lisait au tremblement qui secouait sa jambe droite. Il trépignait littéralement.

            — Vous n’êtes qu’un pitre ! hurla-t-il. Je vais vous faire casser, vous pouvez vous reconvertir dans n’importe quoi, parce que pour vous, c’est terminé, vous entendez !

            — Mais, qu’est-ce qui…

            — Quoi, « méquesski », vous vous foutez de moi ? Pourquoi ne leur avez-vous pas rendu cette femme, ils ne veulent que ça ! Vous allez tous nous faire couler, c’est peut-être ce que vous cherchez, hein ?

            Vilandier sentit ses forces l’abandonner. Guilon ! Guilon avait fait des siennes ! Il aurait dû se méfier. Il bredouilla des excuses et s’éclipsa, se répandant en flatteries et en promesses de diligence devant le directeur de cabinet.

            Une fois dans la rue, il se fit conduire par un taxi jusqu’aux locaux du Service. Ils étaient déserts. Guilon avait mis en congé les équipes Koulak. Un brouillon de son rapport traînait sur un bureau. Seul un planton errait dans les couloirs, mais il n’était au courant de rien. Vilandier décrocha le téléphone et appela au domicile de Guilon. Sa femme répondit et partit le chercher.

            — Mon petit Éric, vous avez voulu faire le malin, mais c’est terminé, vous ne faites plus partie du Service, à partir d’aujourd’hui. Maintenant, faites attention à vous, parce que, tant que je n’aurai pas personnellement remis Madeleine Fignac entre les mains de Coulvin, il peut se passer n’importe quoi…

            — Mais qu’est-ce que vous me chantez ? Je la leur ai livrée il y a maintenant trois heures, qu’est-ce que vous voulez de plus !

            Stupéfait, Vilandier bégaya quelques instants. Il ne comprenait plus rien.

            — Vous leur avez livré Madeleine Fignac, il y a trois heures ?

            — Mais oui !

            — Éric, vous ne mentez pas ? Si je coule, je vous jure que j’aurai votre peau. Dites-moi la vérité, je vous en prie !

            — Mais, vous pouvez vérifier : le médecin du Service était avec moi rue B., je suis allé la prendre, et je l’ai conduite au rendez-vous fixé par Coulvin.

            — Mais alors, ils mentent, je sors du cabinet, et ils disent qu’ils ne l’ont pas…

            — Eux, mentir ? Oh, pensez-vous… Bien, voyez-vous autre chose à me dire ?

            Vilandier, excédé par le ton narquois de son subordonné, avait raccroché. Il sortit au-dehors et regagna la direction du Service, rue Saint-Dominique. Il rédigea un ordre concernant Guilon. Il fallait le capturer et le mettre au secret, en dehors de toute intervention de la police. Puis il appela le directeur de cabinet, à l’Intérieur. Il lui expliqua l’affaire.

            — Mais alors, balbutia le directeur, ils… ils mentent…

            — Eh bien oui…

            — Bien, j’en réfère au ministre.

            Vilandier fouilla ses poches et saisit un tube de comprimés qu’il décapsula. Il en prit une poignée dans le creux de sa main et les projeta au fond de sa bouche, d’un geste sec. Il s’assit. Quelques minutes plus tard, il se sentait mieux.

            *

 

            Madeleine avait erré dans les rues pendant longtemps. Elle ne savait que faire. Elle était entrée dans un café et s’enferma dans les toilettes pour charger le Beretta. Elle fit jouer la sécurité, s’assura du bon fonctionnement de l’arme. Dans la salle, elle se fit servir un café très serré, suivi d’un autre, pour lutter contre la torpeur qui l’envahissait.

            Elle fouilla rapidement ses poches pour en faire l’inventaire. Elle avait ses papiers, mille francs d’argent liquide qu’elle avait pris dans la maison de Kerpape, ses clés et un étui contenant une carte bleue.

            Elle se força à avaler un troisième café. Maintenant, elle était plus lucide, ses idées redevenaient claires, l’effet des médicaments qu’on lui avait fait ingurgiter se faisait plus léger.

            Où aller ? Le Parti était à sa recherche : ce, comment déjà, « Vrodine », ce n’était pas n’importe qui, sans doute ? Et les autres, les barbouzes, pourquoi l’avaient-ils relâchée ?

            Les mains enfoncées dans les poches de son caban, le poing droit replié sur la crosse du Beretta, elle marchait dans les rues, brassant ses souvenirs.

            Retourner chez elle ? Non, le Parti devait surveiller son domicile. Et où passer la nuit, alors ? Elle avait redescendu les boulevards jusqu’au carrefour Strasbourg-Saint-Denis. Elle remonta le Sébastopol vers la gare de l’Est, à la recherche d’un hôtel. Elle en trouva un près de la gare, inscrivit n’importe quoi sur la fiche et monta dans la chambre. Sans se dévêtir, elle s’étendit sur le lit, le Beretta à portée de la main, éteignit la lumière et resta ainsi, les yeux grands ouverts, dans le noir. Au moindre pas dans le couloir, ses doigts étreignaient l’arme ; au petit matin, elle trouva le sommeil.

            Il était près de midi lorsqu’elle ouvrit les yeux. Elle se leva d’un bond, entra dans le cabinet de toilette et ôta ses vêtements pour prendre une douche glacée.

            Elle régla sa note et sortit dans la rue. Près de la gare, elle pénétra dans un McDonald’s et se fit servir un repas caoutchouteux, arrosé de bière.

            Elle eut un haut-le-corps en passant devant un kiosque à journaux. France-Soir titrait en caractères gras sur « les suites de l’affaire d’Origny ». On relatait sa disparition. Sa photo était en première page, et elle lut furtivement l’article, craignant d’être reconnue. Brodard, le responsable de la Brigade criminelle, expliquait dans une interview comment il avait fait lever la garde auprès de la villa de Kerpape.

            Ainsi donc, pensa-t-elle, j’ai les flics et le Parti à mes trousses ! Elle observa son image dans la vitrine d’un magasin. Le caban, le jean, les cheveux courts, il fallait changer tout cela.

            Elle se dirigea vers une agence bancaire et mit sa carte bleue dans la fente d’un distributeur de billets. Au bout de quelques secondes, un voyant orange s’alluma, indiquant que la carte était « retenue ». Elle hésita : était-ce une erreur, ou le signe que la police avait prévenu la banque ? Il ne lui restait que neuf cents francs… Elle entra dans un Prisunic du boulevard Magenta et s’acheta une robe, des bas, une paire de chaussures. Puis, dans un autre magasin, une perruque brune. Sa maigre fortune y était presque passée. Elle se changea dans des toilettes publiques, ne conservant de son ancienne tenue qu’un petit sac de voyage dans lequel elle mit le Beretta.

            Elle eut du mal à se reconnaître lorsqu’elle se regarda dans une glace, à la devanture d’un café. Les chaussures commençaient à lui écorcher la peau des talons et avaient déjà déchiré le bas, au pied gauche.

            La douleur irritante et ridicule du cuir frottant contre la peau de son pied agit comme un révélateur. Depuis sa « libération », la veille au soir, la tension nerveuse avait constitué une barrière, un brouillard, l’empêchant de prendre conscience de sa situation réelle… Madeleine n’avait pas une âme d’aventurière. Elle était une militante convaincue, assidue, loyale ; et aujourd’hui, les flics et le Parti étaient lancés à sa poursuite…

            Elle s’assit sur un banc, posa son sac sur ses genoux et, le regard perdu dans le vide, assista au défilé des passants. « Ils » avaient tué Jean, pourquoi ? Le pauvre, il n’était au courant de rien. Les salauds, ils avaient tué Jean… Elle ne l’aimait plus, mais cela n’avait pas d’importance, Jean était mort par sa faute, si elle ne s’était pas lancée dans cette entreprise ridicule, il serait toujours en vie. Ils avaient aussi tué Leguilvec, croyant effacer le passé. Alors, elle, ils n’hésiteraient pas à la liquider, de leur point de vue, c’était une nécessité !

            Où irait-elle ? Tous ses amis étaient membres du Parti, et ils ne comprendraient rien à sa disparition, à son aventure rocambolesque. Leur raconter tout ? Non, le passé de Castel devait rester secret, pour le bien du Parti. Et si elle s’adressait à Castel lui-même, pour exiger qu’il s’en aille ? Une fois Castel parti, Vrodine (Vrodine ? oui, c’est bien le nom qu’on lui avait donné…) n’aurait plus aucune raison de lui en vouloir, à elle. Non ? Si, sans doute… Ce qu’elle avait fait ne rentrait pas dans leurs calculs.

            — Vous parlez seule ? Vous avez l’air triste.

            À ses côtés, sur le banc, elle n’avait même pas remarqué l’arrivée d’un jeune homme boutonneux, qui l’observait avec des yeux concupiscents. Et en plus, je me fais draguer, pensa-t-elle. Elle se leva d’un bond et marcha d’un pas rapide sur le trottoir, sans se retourner. Il était temps de prendre une décision. Oui, mais laquelle ? Se rendre à la police ? Impensable. Le scandale Castel éclaterait aussitôt ! Et puis les flics ne valaient pas mieux que les barbouzes…

            Elle descendit dans une bouche de métro, erra dans les couloirs. Aller chez Aline ? Oui, c’était peut-être la seule solution. Aline était une de ses anciennes amies, du temps de la fac. Elle l’avait connue à Rennes, où elles partageaient la même chambre, à la cité U. Aline n’était pas militante, elle vivait seule, enfin, aux dernières nouvelles. Elle enseignait l’allemand dans un lycée de banlieue, à Saint-Maur. Peut-être pourrait-elle l’héberger quelques jours, le temps de voir venir ?

            Madeleine se retrouva donc dans le RER et, une nouvelle fois, dut essuyer les assauts maladroits mais peu discrets d’un dragueur. Elle se maudit d’avoir choisi une robe aussi voyante, à froufrous, et de s’être peinturluré le visage de fond de teint et de rouge à lèvres.

            Je dois avoir l’air d’une provinciale en chaleur, pensait-elle en descendant du wagon. Il était près de 11 h 30. Le lycée était tout près de la station du RER.

            Elle poireauta au milieu d’une armée de potaches qui patientaient devant les grilles. Une longue sonnerie retentit dans la cour et, peu après, une armée de gamins se ruait vers la sortie.

            Qu’est-ce que je dois avoir l’air gourde, bougonnait-elle, en scrutant les visages des adultes bousculés par les lycéens, dans le hall.

            Enfin, elle reconnut la silhouette de son amie. Toujours aussi austère, vêtue d’un tailleur bleu marine, chaussée de mocassins, un chignon imposant ramassant en une boule sévère une chevelure que Madeleine savait folle pour y avoir enfoui son visage à de nombreuses reprises, lors de ces soirées qui dataient de ? Dix ans ? Oui, dix ans… Aline n’avait pas changé. Elle portait d’épaisses lunettes, mais ce n’était là qu’un artifice pour conférer une autorité hésitante à son visage, astuce destinée à tromper ses élèves, leur dissimulant ainsi une fragilité qu’ils ne se seraient pas privés d’exploiter sadiquement.

            Aline franchit la grille et passa devant Madeleine sans la reconnaître. Elle se dirigeait vers le parking et Madeleine lui emboîta le pas.

            Parvenues devant la deux-chevaux d’Aline, les deux femmes se dévisagèrent. Madeleine sourit faiblement, et le visage de son amie se décomposa sous l’effet de la surprise.

            — Madeleine ! Mais qu’est-ce que tu… ?

            — Vite, partons, je ne tiens pas à rester ici, ouvre la portière.

            Aline, hébétée, fouilla dans toutes ses poches avant de retrouver ses clés. Elle cala trois fois au démarrage. Enfin, la deux-chevaux quitta le parking et s’engagea sur la rue, traversant bientôt le pont de Créteil.

            — Mais, qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as disparu, j’ai lu dans les journaux la mort de Jean, et toi, pourquoi tu es habillée comme ça, ça ne te ressemble pas, et ta perruque, hein, qu’est-ce que c’est, tu te caches, c’est ça, mais pourquoi, qu’est-ce que tu fabriques, tu vas m’expliquer, hein ? Je peux faire quelque chose pour toi, mais bien sûr, que je suis gourde, puisque tu es venue, hein, Madeleine, pourquoi pleures-tu ?

            *

 

            Aline vivait dans une tour du quartier de l’Échat. Elle occupait un studio au dernier étage, une unique pièce transformée en jungle par l’abondance de plantes et d’arbustes dont les ramifications, guidées par des punaises et du fil de nylon, couraient le long des murs.

            Une fois la porte refermée, Madeleine ôta sa perruque et dégrafa sa robe, qu’elle laissa tomber à ses pieds. Elle s’assit sur un coussin traînant par terre.

            — Tu es mieux comme ça… murmura Aline. Tu as de gros, gros problèmes, n’est-ce pas ?

            Elle s’était agenouillée devant Madeleine et l’enlaçait, caressant son dos. À tâtons, Madeleine dégrafa le lourd chignon et libéra la chevelure d’Aline, pour y disparaître. Bientôt, leurs bouches s’unirent en un long baiser, tendre, puis fougueux.

            Aline se dévêtit et elles firent l’amour, allongées côte à côte sur la moquette épaisse.

            Aline s’était redressée sur son coude et, toujours couchée, caressait lentement Madeleine.

            — Ne parle pas si tu n’as pas envie…

            — Si… En venant ici, je peux t’attirer de gros ennuis. Je ne vais pas rester longtemps, quelques jours, peut-être ?

            — Comment pourrais-tu m’attirer des ennuis, tu n’as rien fait de mal ?

            Madeleine sourit. Faire « du mal », comment Aline pourrait-elle comprendre ?

            — Écoute, des gens veulent ma peau, ce serait trop long à t’expliquer, et il ne vaut mieux pas que tu saches, tout cela est très compliqué…

            — Des gens veulent te tuer ? Comme Jean ? Mais qu’est-ce que tu as fait ?

            — Je n’ai rien fait, c’est… une erreur.

            — Mais alors, il faut aller voir la police !

            — Surtout pas ! Écoute, je te demande deux choses : m’héberger quelque temps, et me prêter un peu d’argent. Quand tout sera fini, je te jure que…

            — Tu n’as rien à jurer.

            Aline s’était levée et avait disparu dans la cuisine. Elle revint avec deux tasses de thé. Madeleine en but une gorgée puis, avisant une bouteille de scotch, tendit le bras pour agripper un plateau contenant des verres, se servit une large rasade.

            — Excuse-moi de te piller, mais ça me fera plus de bien que le thé…

            *

 

            Au siège du Parti, Coulvin discutait avec Acelard, vautré dans un fauteuil, dans le petit salon attenant au guichet de l’accueil. Ils étaient à l’écart de la meute de journalistes qui attendaient Castel de retour de l’étranger. Le secrétaire général devait donner une conférence de presse d’une minute à l’autre.

            Acelard était de mauvaise humeur. Coulvin tentait de le calmer.

            — Écoute, Coulvin, il faut qu’il revienne, jusqu’à présent Agraton n’a jamais attiré l’attention des flics, mais si Vrodine ne réapparaît pas, nous allons avoir des ennuis, il était mon invité officiel.

            — Je te dis que les flics ne te casseront pas les pieds, nous avons rencontré un type de l’Intérieur, et on a les garanties, ils laissent tomber. Vrodine va revenir dans la journée, et dès que l’affaire sera réglée, il refranchira la frontière.

             

            Un militant vint chercher les journalistes. Castel était prêt pour son show. Acelard et Coulvin demeurèrent seuls. Du ventre énorme d’Acelard, un bruit de tuyauterie se fit entendre. Coulvin sourit, tapota la bedaine du PDG d’Agraton et fit un clin d’œil.

            — Dis donc, Vrodine, c’est un bon prétexte pour la bonne bouffe, hein ?

            Acelard haussa les épaules et lança un regard noir à Coulvin. Puis il s’extirpa à grand-peine de son fauteuil et se dirigea d’un pas mal assuré vers la sortie. Delouvert faisait à ce moment son entrée dans les locaux.

            — Alors ? demanda-t-il à Coulvin.

            — Alors, rien… J’ai vu Vilandier, leur responsable, ce matin. Il dit que c’est un de ses agents qui a fait une connerie.

            — C’est des salades, non ?

            — Heu, je ne crois pas… Le type avait l’air sincère. Et sacrement paniqué ! Il m’a juré que dès qu’ils mettraient la main sur Madeleine, ils nous la livreraient…

            — Oui, mais ça peut prendre du temps. Vrodine revient ?

            — Oui, ça ne sert plus à rien qu’il se planque. Et on a la promesse de Vilandier qu’ils ne l’emmerderont pas. Ils ont trop la trouille.

            — Bon, mais en tout cas, il est grillé… Il ne pourra plus jamais mettre les pieds ici.

            — C’est son problème, pas le nôtre.

            — Tu as l’air de lui en vouloir ?

            — Un peu, c’est lui le responsable de toute cette merde.

            — Ne l’accable pas. Il ne pouvait pas prévoir. Leguilvec a détruit les archives de la kommandantur, il a eu le témoignage d’un membre de son réseau. Ils ont tout fait brûler, et ça date pas d’hier : d’après lui, ça se serait passé en 58 ! Non, vraiment, il ne pouvait pas prévoir !

            Delouvert avait les traits tirés, le teint cireux. Ses mains tremblaient. Il est au bout, se dit Coulvin, il faut lui ôter toutes ses responsabilités.

            Coulvin avait lancé son équipe sur les traces de Madeleine. Ses moyens étaient bien sûr des plus limités en regard de l’efficacité du Service ou de la police, mais il valait mieux tenter sa chance. Tout l’entourage de Madeleine avait été passé au crible, ses amis, ses relations proches, mais sans résultat pour l’instant. Vilandier avait confirmé qu’elle se trouvait dans la région parisienne : la veille, elle avait tenté de tirer de l’argent dans une billetterie, près de la gare de l’Est. La banque était prévenue, et la carte bleue avait été bloquée.